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littérature anglaise - Page 11

  • Je t'ai déjà raconté

    Second place de Rachel Cusk (traduit de l’anglais par Blandine Longre) s’intitule en français La dépendance. Une bonne façon de désigner le fait de dépendre de quelque chose ou de quelqu’un (Albert Memmi y a consacré un excellent essai) ou une construction secondaire près d’une maison : les deux sont liés dans ce roman.

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    « Je t’ai déjà raconté, Jeffers, la fois où j’ai rencontré le diable dans un train au départ de Paris, et comment, après cette rencontre, le mal qui d’ordinaire reste tapi sous la surface des choses sans que rien vienne le troubler a surgi et s’est déversé sur toutes les facettes de mon existence. » La dépendance est le récit que fait M à Jeffers (dont on ne sait rien) d’une expérience qu’elle a elle-même provoquée et qui a failli lui faire perdre « cette vie de paix et de douceur dans le marais » avec Tony qui l’avait aidée à se réconcilier avec la vie.

    Le point de départ, c’est ce séjour à Paris où M visite une galerie d’art qui expose des tableaux de L, une « rétrospective majeure ». Touchée par « l’aura de liberté absolue » qui émane d’un autoportrait de l’artiste, elle se sent basculer : « j’ai cessé d’être immergée dans l’histoire de ma propre vie et je m’en suis dissociée. […] Autrement dit, j’ai vu que j’étais seule, et j’ai vu aussi les fardeaux et les bienfaits associés à cette condition, ce qui ne m’avait jamais été véritablement révélé avant ce jour. »

    Quinze ans plus tard, elle écrit à L dont un ami commun lui a donné l’adresse « pour l’inviter à venir dans le marais » : « Nous vivons simplement, confortablement, et possédons une dépendance où nos invités peuvent séjourner et se retrouver tout à fait seuls s’ils le désirent. » Très rapidement, L se montre intéressé. Aussi lui répond-elle en décrivant la façon dont Tony et elle vivent et à quoi ressemble cette dépendance qu’ils réservent à leurs hôtes.

    En déblayant la parcelle qui jouxtait leur terrain avec l’intention « de la rendre à la nature », ils y avaient découvert diverses choses à l’abandon, dont une maisonnette noircie par le feu, qu’ils avaient démolie pour la rebâtir. L’intention était de la réserver aux « choses supérieures » : « Tony comprenait que j’avais des intérêts qui m’étaient propres et, s’il était satisfait de notre vie dans le marais, cela ne voulait pas forcément dire que je l’étais moi aussi. » La dépendance était un des « ponts » entre eux deux.

    L annule son séjour. Quand Justine, la fille de M, revient avec son ami Kurt, ils s’installent dans la dépendance – jusqu’à ce que L accepte finalement l’invitation et les renvoie dans la grande maison. Tous deux ont perdu leur emploi et apprécient de vivre sous leur toit. M est surprise de voir Justine se comporter « comme une vraie petite épouse » auprès de Kurt.

    Romancière, la cinquantaine, M avait imaginé sa rencontre avec le peintre d’après les œuvres très sombres qu’elle avait vues, bien que consciente de n’avoir pas trop le sens des réalités, contrairement à Tony, souvent silencieux, mais pragmatique et bienveillant. L arriverait par bateau, il leur fallait deux heures de route dans leur véhicule tout terrain et inconfortable pour aller le chercher dans une petite ville au sud du marais.

    Tony, très foncé de peau comme un Indien d’Amérique, grand et imposant, un homme laid mais digne, avait puisé dans la garde-robe héritée de son père (il avait été adopté par une famille du marais quand il était bébé) un costume trois-pièces. Il avait une allure plutôt insolite avec ses longs cheveux blancs. M s’était simplifié la vie, elle ne portait que du noir ou du blanc, et elle avait gardé les mèches grises qui striaient ses longs cheveux.

    L n’était pas seul. Brett, « une séduisante créature qui devait approcher de la trentaine » accompagnait le peintre, « extrêmement pimpant et soigné de sa personne ». Rien ne se passait comme prévu. M était convaincue que la vision du marais inspirerait l’artiste et le voir debout tôt le matin, contemplant « la lumière saisissante », semblait confirmer ses intuitions. Mais dès leur première conversation, elle ressent en même temps qu’un « sentiment de familiarité intime » la douloureuse sensation de manquer d’attrait à ses yeux.

    Très vite, ils se parlent de leurs vies respectives. Lui s’exerce à la « dépossession » : « je ne suis qu’un mendiant, et je n’ai jamais été rien d’autre. » Elle lui dit envier sa liberté, qui n’est pas celle d’une femme. L a l’intention de peindre des portraits pendant son séjour, il aimerait faire celui de Tony, peut-être aussi celui de Justine, et quand M se propose comme modèle, il l’écarte : « Mais je n’arrive pas vraiment à vous voir. »

    Rachel Cusk explore dans La dépendance les tensions souterraines à l’œuvre dans les rapports humains, entre M et L, entre M et Tony, entre M et sa fille, ainsi que la complexité de ses attentes par rapport aux autres. Le séjour de L est loin de l’idée qu’elle s’en faisait, personnages et situations sont imprévisibles. Seul Tony semble tenir leur vie en équilibre, alors qu’elle perd souvent le contrôle, toute à ses interrogations sur l’art et sur l’existence.

    « Un huis clos piquant et fascinant que l’on découvre en se plongeant dans le flot de pensées de M, une Mrs Dalloway des temps modernes », peut-on lire en quatrième de couverture. Tout à la fin, une note de Rachel Cusk cite Lorenzo in Taos, les Mémoires de Mabel Dodge Luhan sur le séjour de D. H. Lawrence chez elle, au Nouveau-Mexique. La dépendance se veut hommage « à l’esprit de cette femme ». Ce roman troublant m’a rappelé parfois En Amérique de Susan Sontag, et Maryna, son héroïne aux aspirations complexes.

  • Sèchement

    Gibbons Ellen_Foster couverture originale.jpg« La maman de ma maman est venue me chercher dans sa longue voiture qui ressemblait à celle de l’enterrement, sauf que la sienne était couleur crème. J’ai redit à Roy et à Julia encore une fois que je voulais pas y aller.
    Si on doit vivre ensemble, tu pourrais au moins m’adresser la parole et avoir l’air de t’apercevoir que je suis dans ta voiture, j’avais envie de lui dire. J’imaginais qu’elle allait peut-être se dégeler.
    Mais la seule chose qu’elle m’ait demandé
    [sic] pendant le trajet, c’est : quand est-ce que l’école reprend ?
    Mon Dieu mais ça vient à peine de finir, et je me réjouis beaucoup de passer l’été chez toi, j’ai dit pour briser la glace.
    Je t’ai demandé quand l’école reprend. Je n’ai pas besoin de tes commentaires, elle me répond sèchement.
    Bon alors septembre. J’ai dit septembre. »

    Kaye Gibbons, Ellen Foster

  • Ici personne crie

    Lu l’année de sa traduction, en 1988, Ellen Foster de Kaye Gibbons (traduit de l’anglais par Marie-Claire Pasquier), son premier roman, attendait depuis longtemps d’être rouvert. Un de « ces livres qui marquent profondément ceux qui les lisent » écrivait Martine Silber dix ans plus tard dans un article sur la romancière américaine (°1960) retrouvé à l’intérieur.

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    « Quand j’étais petite, j’inventais des façons de tuer mon papa. Je m’en racontais une et puis une autre, et je l’essayais dans ma tête jusqu’à ce que ça devienne facile. » Un tel début ne s’oublie pas. C’est Ellen, dix-onze ans, qui raconte son histoire. Elle rassure le lecteur sur la même page : « Mais je n’ai pas tué mon papa. Il a tellement bu qu’il en est mort, un an après que l’assistance publique m’a enlevée de chez lui. »

    Kaye Gibbons a su garder ce ton, cette voix, tout au long de son récit assez court (167 pages), un texte où les retours à la ligne sont fréquents, la syntaxe approximative. Maintenant que les choses vont « drôlement mieux » pour Ellen, qui habite dans une maison propre où « la plupart du temps on [lui] fiche la paix », maintenant qu’elle n’a plus peur, elle peut raconter comment son père les traitait et criait sur sa mère en mauvaise santé, même à son retour de l’hôpital, encore faible.

    « Ici, personne crie après personne pour lui dire de faire ci ou ça. Ma nouvelle maman pose les plats sur la table et on se sert chacun son tour. Ensuite on mange, et tout le monde est bien content. » Son père buvait, donnait des ordres, criait, réveillait sa mère endormie, s’étalait dans la salle de bains sans savoir se relever – elle veillait sur sa mère, essayait de « ne jamais la laisser seule avec lui » pour lui éviter les coups.

    Un jour, sa maman avale les trois quarts de son flacon de pilules pour le cœur ; le père interdit à Ellen d’aller téléphoner à l’épicerie pour demander de l’aide, prétend qu’elle a juste besoin de dormir. Couchée près de sa mère, la petite se rend compte qu’elle ne respire plus – « Salaud, espèce de salaud, qu’il crève. » Quand les gens viennent les voir après, il se tait – « Elle a fini par lui clouer le bec. »

    Kaye Gibbons mêle, parfois sans transition, le récit du présent – la nouvelle vie d’Ellen dans sa famille d’accueil – et le récit des jours de malheur. A l’enterrement de sa mère, le père craint qu’Ellen raconte « comment les choses se sont passées », sa tante Nadine jacasse ; la riche maman de sa maman, qui ne lui a jamais pardonné son mariage avec celui qu’elle traite de « nègre » et de « racaille », n’a pas un seul geste gentil pour sa petite-fille.

    Ellen est bonne élève et aime lire, mais elle préfère retrouver sa copine Starletta qu’elle trouve « marrante ». Ses parents sont toujours gentils avec elle : le père de Starletta leur a acheté un manteau à toutes les deux quand il faisait froid. Mais celle-ci ne peut s’inscrire avec elle chez les Eclaireuses – « parce que dans mon quartier, ils n’ont pas de troupes scoutes pour les Noirs. » Elle leur achètera un cadeau pour Noël.

    C’est très petit chez eux, une seule chambre pour eux trois, pas de télé. Heureusement, chez elle, Ellen a sa propre chambre où elle se réfugie quand son père rentre. Il revient de moins en moins souvent et parfois ramène une bande de Noirs qui l’appellent « M'sieu Bill » en buvant son whisky pendant qu’il joue de la guitare. Quand il est ivre et veut la frapper, la prenant pour sa mère, elle s’enfuit chez Starletta.

    Le lendemain, elle rentre et met toutes ses affaires dans une grande boîte en carton, décidée à partir pour de bon. Elle téléphone à la sœur de sa mère, sa tante Betsy, qui accepte de venir la chercher et chez qui elle passe un week-end de rêve. La déception est grande lorsqu’elle comprend qu’elle ne pourra rester plus longtemps. C’est finalement de l’école que viendra la délivrance : la maîtresse remarque le bleu qu’Ellen a au bras et lui promet de faire le nécessaire.

    Mais il faudra du temps avant qu’Ellen arrive à ne plus trop penser à son père. On la suit de maison en maison, jusqu’à ce qu’elle trouve sa nouvelle maman, une « foster family » (famille d’accueil), dont elle choisira de porter le nom. Le récit de Kaye Gibbons est direct, percutant. Son héroïne fait preuve d’une formidable volonté de vivre et d’être heureuse, malgré cette enfance sordide. Avec une certaine dureté de ton héritée de son milieu, elle se montre débrouillarde, créative, curieuse, sensible et follement reconnaissante à qui lui témoigne une véritable affection. On n’oublie pas Ellen Foster.

  • Réunification

    Eugenides VO.jpg« Comme la plupart des hermaphrodites, mais pas tous, loin de là, je ne peux pas avoir d’enfants. C’est une des raisons pour lesquelles je ne me suis jamais marié. C’est une des raisons, la honte mise à part, pour lesquelles j’ai décidé d’entrer aux Affaires étrangères. Je n’ai jamais voulu me fixer quelque part. Au début de ma vie de mâle, ma mère et moi avons quitté le Michigan et depuis je ne cesse de déménager. Dans un an ou deux, je quitterai Berlin, pour être affecté ailleurs. Je serai triste de partir. Cette ville, autrefois divisée, me rappelle moi-même. Ma lutte pour la réunification, pour la Einheit. Venant d’une ville toujours coupée en deux par la haine raciale, je me sens plein d’espoir ici à Berlin. »

    Jeffrey Eugenides, Middlesex

  • De Calliope à Cal

    De Jeffrey Eugenides, je n’ai lu que Le roman du mariage, il y a quelques années. En commentaire, quelqu’un m’avait alors conseillé de lire Middlesex, « un must ». Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Chodolenko, Middlesex (prix Pulitzer 2003) est un gros roman (679 pages) où le rôle du narrateur à la première personne est tenu par Calliope ou Callie, jusqu’à ce qu’elle se fasse appeler Cal.

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    L’incipit renseigne tout de suite le lecteur : « J’ai eu deux naissances. D’abord comme petite fille, à Detroit, par une journée exceptionnellement claire du mois de janvier 1960 [comme l’auteur], puis comme adolescent, au service des urgences d’un hôpital proche de Petoskey, Michigan, en août 1974. Il est possible que certains lecteurs aient eu connaissance de mon cas en lisant l’article publié en 1975 par le Dr. Peter Luce dans le Journal d’endocrinologie infantile sous le titre : « L’identité de genre chez les pseudohermaphrodites masculins par déficit en 5-alpha-réductase de type 2. »

    A 41 ans, Cal Stephanides, « Grec orthodoxe peu pratiquant, employé au Département d’Etat américain », sent le moment venu de « consigner une fois pour toutes l’errance mouvementée de ce gène unique à travers le temps » dans une famille « au fort degré de consanguinité ». Son histoire familiale débute à la fin de l’été 1922 en Asie mineure, près de Bursa, où vit une importante communauté grecque. Desdemona (sa grand-mère) y poursuit après la mort de ses parents leur élevage de vers à soie, tout en prenant soin de son frère Lefty (Eleutherios), d’un an plus jeune qu’elle.

    Sa mère a fait promettre à Desdemona de lui trouver une femme, mais aucune n’est aussi attirante aux yeux de Lefty que sa sœur, qui est aussi sa cousine au troisième degré. L’attirance est réciproque. Quand les troupes turques partent à la reconquête de Smyrne où ils ont fui les incendies et les massacres, ils montent à bord du Jean-Bart pour aller à Athènes, d’où ils comptent partir pour l’Amérique et rejoindre leur cousine Sourmelina déjà installée à Detroit.

    Les grands-parents de Cal, Desdemona et Lefty, sont mariés lorsqu’ils retrouvent Lina devenue une Américaine. Celle-ci gardera leur secret comme eux gardent le sien : Lina a épousé Jimmy Zizmo, intéressé par sa dot, sans lui dire qu’elle était lesbienne. Les jeunes mariés vont habiter chez eux et Jimmy fait entrer Lefty à l’usine Ford. Voilà le tableau de départ de Middlesex.

    Les grands-parents de Callie-Cal ignoraient qu’ils étaient tous deux porteurs d’un gène récessif sur le cinquième chromosome. Comme leur cousine Theodora (Tessie), la fille de Lina et Jimmy, leurs deux enfants, Milton et Zoé, sont nés tout à fait normaux, malgré les craintes de Desdemona. Plus tard, celle-ci se fera ligaturer les trompes.

    Commençant souvent ses chapitres par le présent – la vie de Cal à Berlin et sa rencontre avec une photographe d’origine asiatique, Julie Kikuchi –, le romancier reprend ensuite le fil de l’histoire familiale sur trois générations, une succession de péripéties haute en couleur où défilent plein de personnages secondaires, comme le vieux Dr Philobosian, le père Mike (un prêtre orthodoxe un temps fiancé à Tessie), Chapitre Onze (le frère de Calliope), etc.

    Tout au long du roman, Eugenides distille les informations sur le cas de Callie-Cal, de sa naissance jusqu’à ses quatorze ans quand sa singularité génétique sera connue. Elevée en fille à Detroit, dans un quartier pauvre que ses habitants blancs finiront par fuir après les émeutes raciales de 1967, elle connaît d’abord des conditions de vie modestes avant que son père, dont le restaurant sur le déclin a brûlé lors de ces événements, achète une grande maison moderniste à Grosse Pointe, sur Middlesex Boulevard, et fonde une affaire très rentable.

    Vie familiale, génétique, traditions culturelles, mythologie grecque, éducation, condition sociale, travail, troubles de l’adolescence, sexualité, hermaphrodisme, amitié et rencontres amoureuses, les thèmes ne manquent pas dans Middlesex. L’auteur passe constamment d’une époque ou d’un problème à l’autre, piquant la curiosité des lecteurs comme dans un roman feuilleton, entre comédie et tragédie, sans s’appesantir sur les drames.

    J’avais déjà déploré les longueurs dans son roman précédent, non que je sois allergique aux longs romans, mais j’avoue que j’ai dû m’accrocher pour aller jusqu’au bout de Middlesex, qui me laisse une impression de trop-plein. Ce roman de style avant tout narratif est divertissant, bien que le ton choisi m’ait souvent laissée à distance. Sur ce thème rare de l’intersexualité, il nous fait prendre conscience des difficultés vécues par ceux qui la vivent.

    Middlesex n’est pas autobiographique, ni Jeffrey Eugenides hermaphrodite, même s’il s’est inspiré de ses origines et de la vie de ses grands-parents pour rendre son récit crédible. Wikipedia signale qu’il l’a écrit après avoir lu la traduction des Mémoires de Herculine/Abel Barbin (1838-1868), « première personne à voir son identité de genre modifiée à l’état civil en France ».